Présentation du dossier l'économie de marché contre le capitalisme

C'est par la relecture de la Richesse des nations d'Adam Smith que débute ce dossier avec un article de Thierry Pauchant qui resitue l'intervention de l'idée de marché dans les Lumières. Conduisant très vite à écarter l'idée que le marché chez Smith serait équivalent au capitalisme, cette relecture montre au contraire combien la prise en charge des capabilités développées par Amartya Sen s'inspire du libéralisme d'Adam Smith et pointe vers un monde post-capitaliste. Le néo-libéralisme qui est venu prendre la place du libéralisme tout en se revendiquant de lui constitue-t-il une révision du libéralisme ou une forme de fondamentalisme capitaliste ? Serge Audier prend cette question à bras le corps en faisant un net distinguo entre le néo-libéralisme allemand et celui issu de l'école de Chicago. Si ce dernier a imposé, depuis les années 1980, sa manière de concevoir l'économie à partir d'un corpus théorique en rupture avec une pensée keynésienne où la lutte contre la pauvreté justifiait l'intervention de la puissance publique, les penseurs allemands offrent en effet une toute autre perspective. La distinction entre capitalisme et économie de marché s'éclaire aussi à travers l'œuvre de Cornélus Castoriadis qui a conçu le projet d'autonomie dans une économie non pas planifiée mais de marché. On ne sait pas toujours que Castoriadis fut économiste à l'OCDE entre 1948 et 1970. C'est pourtant, ainsi que l'analyse Raffaele Alberto Ventura Alberto à partir des travaux qu'il y a produit, un élément clé pour comprendre la portée de sa critique du capitalisme et le lien de cette critique avec le projet d'autonomie. On peut également critiquer à nouveaux frais la théorie financière, avec la puissance qu'elle confère aux marchés de capitaux et sa manière très particulière de traiter les risques au regard de la question de la durabilité. Les marchés financiers jouent un rôle clé dans l'économie contemporaine. Or, leur fonctionnement s'appuie sur une théorisation dont l'article de Christian Walter nous montre qu'elle éminemment critiquable et fragile. Elle repose en effet sur une vision inadaptée et trop étroite des risques, ainsi que les travaux de Benoît Mandelbrot l'illustrent, et aboutit à valoriser des comportements non-durables. Il est aussi des conceptions de la sphère productive qui donnent corps à l'idée d'une économie de marché non capitaliste. Le dernier article prendra ainsi comme objet central l'entreprise pour montrer en quoi sa conception façonne le fonctionnement de l'économie. Face au modèle devenu dominant d'une organisation œuvrant pour les besoins de ses actionnaires, il mettra en avant la codétermination telle que pratiquée dans la moitié des pays européens. Les salariés y participent à la gestion des entreprises, ce qui induit des capacités d'agir renouvelées et des décisions différentes. L'article d'Olivier Favereau montre comment la « reconstruction normative » (au sens d'Axel Honneth) de la codétermination révèle un potentiel unique de création de commun entre capital et travail ainsi qu'entre travail manuel et intellectuel. En théoricien de l'économie des conventions, Olivier Favereau examine comment sa généralisation instaurerait pragmatiquement à partir de l'entreprise une économie de marché qui ne serait ni capitaliste ni socialiste, porteuse d'un nouvel esprit européen. Face à ces multiples critiques du capitalisme et à l'espace qui se dessine entre le capitalisme et l'économie de marché, la question de la place de l'idéologie dans le champ économique se pose d'évidence. On dispose en effet de multiples de vecteurs pour imaginer une économie de marché qui n'aurait pas les traits du capitalisme et qui n'en serait pas pour autant réduite à l'individualisme smithien. Ainsi qu'on l'analyse, en mobilisant notamment les travaux historiques de Braudel et la pensée de Rawls, le problème est, d'un certain point de vue, celui de la conception que l'on a de l'économie. Revenant sur les motifs qui expliquent l'indistinction entourant aujourd'hui l'usage des termes de libéralisme, de capitalisme et d'économie de marché, on tente de montrer ce qui se joue entre les différents niveaux que constituent les pratiques, les normes, les théories et les idéologies, avec des mécanismes certes complexes mais aussi ouverts. L'objectif de ce numéro est d'analyser le champ économique en prenant appui sur les auteurs qui en ont marqué la pensée, mais aussi sur des pratiques qui peuvent donner forme à une économie de marché qui ne serait pas capitaliste. Dans cette exploration de l'économie de marché sans capitalisme, on espère que le lecteur pourra déceler des espaces de débats, mais aussi de pratiques à mêmes de déjouer la grande déshérence politique du moment.