L'articulation entre épistémologie et pratique scientifique chez Cournot : une schizophrénie ?

Après le premier quart du XIXe siècle, la philosophie s'institutionnalise sous l'impulsion de Victor Cousin (1792-1867), par sa maîtrise sur l'agrégation, l'enseignement secondaire, les carrières universitaires, l'Académie et l'orientation des études d'histoire de la philosophie. Certes, Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) a occupé de nombreux postes importants pour l'enseignement. Il a notamment été inspecteur général de l'Instruction publique, recteur des Académies de Grenoble et de Dijon et président du jury de l'agrégation de mathématiques . La publication de nombreux ouvrages de philosophie n'a toutefois pas suffi à lui assurer une large reconnaissance de son vivant et il est indubitablement resté en marge de l'Institution philosophique . Quoiqu'il en soit des mécanismes de réception de l'œuvre de Cournot, son parcours et son œuvre constituent un cas d'étude intéressant de l'interface entre science et philosophie. Si ce ne sont pas deux Institutions qui se rencontrent dans la personne de Cournot, il y a en revanche un intérêt manifeste pour la recherche en science et en philosophie. Les commentateurs ont déjà montré que la philosophie cournotienne est marquée par l'histoire des sciences qu'elle cherche justement à penser (Saint-Sernin, 1998, p. 19 sq.). Il s'agit en particulier d'un questionnement sur les fondements et la portée de la connaissance, notamment scientifique, dans un rationalisme et un réalisme probabiliste (ibid., chap. VII). Toutefois, y a-t-il une réciprocité dans cette rencontre entre science et philosophie ? La philosophie trouve-t-elle une place dans la pratique scientifique de Cournot ? Il s'agit là d'une question importante car si un savant vient au questionnement philosophique à partir de sa pratique scientifique, il n'est pas évident que cette pratique présuppose une réflexion philosophique ou même trahisse des engagements philosophiques parfois impensés. En ce sens, le problème est celui de l'efficace de la philosophie sur la science et de leur interdépendance. Il suffit de se souvenir des analyses de Koyré (1966, p. 11) pour savoir que ce problème n'est pas original. L'exemple de Cournot permet alors de poursuivre la réflexion, pour le XIXe siècle, en incluant notamment la perspective de la mathématisation de l'économie, et non seulement des phénomènes physiques et astronomiques. En 1838, Cournot publie les Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses. Or, c'est justement à propos de cet ouvrage que Bernard Walliser affirme que « l'outil mathématique qu'il [Cournot] utilise se limite au calcul différentiel, qui avait déjà fait ses preuves en mécanique, sans inclure ses propres apports sur les probabilités » (Walliser, 2007, p. 63). De plus, lors de la huitième conférence du Centre Cournot pour la recherche en économie, à l'occasion d'une discussion avec Jean Magnan de Bornier et Thierry Martin, Michel Armatte a soulevé la question de savoir si Cournot ne peut pas être considéré comme « un des premiers schizophrènes du XIXe siècle » du fait qu'il existerait une dualité de son œuvre empêchant toute véritable communication entre ses parties. C'est ce diagnostic de schizophrénie que nous nous proposons d'examiner en utilisant comme centre de gravité la question de l'usage cournotien des mathématiques en économie et le lien entre épistémologie et pratique scientifique qu'il révèle ou dont il atteste l'inexistence. Il s'agit tout d'abord d'examiner le sens et les symptômes de cette hypothétique schizophrénie afin de mieux cerner la portée de cette affirmation reconnaissant chez Cournot une dissociation entre son épistémologie et sa pratique scientifique. Ensuite, il s'agira de revenir sur les Recherches afin d'analyser l'ensemble des procédés discursifs que Cournot met en place autour de son usage des mathématiques pour la théorie des richesses. L'examen de la mathématisation opérée par Cournot devrait permettre d'affiner le diagnostic de schizophrénie et surtout d'en nuancer la portée au point de le voir s'évanouir.