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Le tournant néolibéral des années 1970 est marqué par la mise en place progressive de nouvelles institutions fondées sur les prix de marché (Cayla 2022). Derrière cette entreprise se trouve une doctrine formulée pour la première fois dans le cadre du débat sur le calcul économique en régime socialiste (Mises 1920, 1922). Selon cette doctrine, le marché serait un instrument indispensable à la définition de la valeur. Ainsi, pour Friedrich Hayek (1945), le calcul économique ne peut être fait de manière efficace par un planificateur central en raison de l'impossibilité d'agréger l'ensemble de l'information détenue par les agents. À l'inverse, les marchés permettraient d'établir des prix pertinents susceptibles d'intégrer toute l'information dispersée, car ils impliquent la participation de l'ensemble des agents, lesquels, par leurs actes d'achat et de vente contribuent à transmettre leurs informations aux prix. Cette vision des marchés comme outils de transformation de l'information en prix s'est progressivement imposée dans les représentations de l'économie (Kirman 1998), à tel point qu'en 1970 l'efficience des marchés fut définie à cette aune par Eugene Fama (1970). C'est également cette représentation qui a justifié les politiques de libéralisation des marchés financiers durant les décennies qui suivirent, puis qui participa à organiser l'ensemble de l'économie européenne autour du marché unique. Dans les années 2000, la question climatique et l'importance de limiter les émissions de gaz à effet de serre furent intégrés à la pensée économique en utilisant à nouveau le prisme du marché. Ainsi, en 1997, à l'ouverture de la conférence de Kyoto, plus de 2600 économistes, parmi lesquels 19 prix Nobel, signèrent une courte déclaration sur le climat expliquant que « les États-Unis et d'autres pays peuvent mettre en œuvre des politiques climatiques de manière plus efficace en recourant à des mécanismes de marché tels que les taxes sur le carbone ou la vente aux enchères de permis d'émission » (Arrow et al. 1997). Près d'une décennie plus tard, le rapport Stern sur l'économie du changement climatique (Stern 2006) entreprit de quantifier le coût du réchauffement climatique en utilisant les méthodes de l'économie standard. L'objectif du rapport était de convaincre qu'une action immédiate serait moins couteuse qu'une absence d'action. Cependant, pour parvenir à ce résultat, Nicholas Stern fut contraint d'établir une quantification des coûts écologiques largement spéculative, qui supposait que le capital naturel susceptible de disparaitre serait compensé par d'autres ressources substituables, ceci afin d'établir une commensurabilité des deux grandeurs (Neumayer 2007). La logique actuelle, qui sous-tend la pensée économique et l'organisation des sociétés contemporaines, est fondée sur l'idée que la valeur doit être quantifiée de manière neutre, c'est-à-dire en recourant au « vote » des acheteurs et des vendeurs. Ainsi, les marchés ne sont pas considérés comme efficaces du fait qu'ils parviendraient à organiser correctement les transactions, mais parce qu'ils permettraient d'établir les étalons de valeur « neutres » échappant à l'action politique. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le choix européen de déléguer au marché la capacité de définir les prix du carbone, via le marché européen des droits d'émission créé en 2005, et c'est aussi la raison pour laquelle les autorités européennes ont choisi d'organiser un marché de l'électricité complexe qui s'est substitué aux systèmes nationaux auparavant gérés directement ou indirectement par les autorités politiques. Une fois les mécanismes de quantification soustraits au politique, il reste aux responsables la possibilité de concevoir une multitude de scénarios prospectifs et effectuer des arbitrages « rationnels », fondés sur des calculs coûts / avantages. Cette représentation de l'économie et cette manière d'organiser les choix collectifs sont-elles fondées ? Le calcul économique doit-il véritablement s'appuyer sur des prix de marché ? Ces questions sont d'autant plus importantes que les défis écologiques et sociaux actuels interrogent notre capacité à organiser l'ensemble de la société autour de grandeurs objectives et comparables entre elles. La pandémie de Covid, puis la crise énergétique qui a touché l'Europe, ont amené nombre de responsables à penser l'économie en y intégrant des considérations non quantifiables monétairement. Par exemple, la défense de la souveraineté européenne et l'ambition de réduire notre dépendance vis-à-vis de puissances possiblement hostiles ont changé la donne. De la même façon, quantifier le prix d'un vaccin ou le coût d'un confinement durant la pandémie ne vont pas de soi. Or, raisonner économiquement en intégrant des dimensions politiques, stratégiques ou géopolitiques, ou bien estimer la valeur de la vie sociale en temps de pandémie, ne peuvent clairement pas se réduire à la mécanique de prix générés par des marchés en concurrence. Cette communication entend porter deux messages. D'une part, elle veut montrer les limites des marchés à établir des prix pertinents et neutres ainsi que le professe la doctrine néolibérale. Les marchés sont en effet toujours l'expression de rapports sociaux et ne peuvent donc prétendre à la neutralité. De plus, ils véhiculent moins une information objective que des systèmes de croyances construits socialement. D'autre part, elle entend également poser les principes d'une autre manière de définir la valeur et d'effectuer nos choix sociaux. Ainsi, plutôt que de chercher une quantification de la valeur qui soit neutre et détachée des considérations politiques, il est proposé de la définir de manière institutionnelle, en réencastrant les marchés dans la société, afin que la valeur soit définie collectivement et par l'ensemble des partie prenantes. Bibliographie Arrow Kenneth, Dale W. Jorgenson, Paul Krugman, William Nordhaus et Robert Solow (1997), « Economists' Statement on Climate Change » Cayla, David (2022), Déclin et chute du néolibéralisme, De Boeck Supérieur, Louvain-la-Neuve. Fama, Eugene (1970), « Efficient Capital Markets: A Review of Theory and Empirical Work », The Journal of Finance, vol. 25, no 2. Hayek, Friedrich A. (1945), « The Use of Knowledge in Society », The American Economic Review, vol. 35, no 4, p. 519‑530. Kirman, Alan (1998), « Information et prix », dans Petit, P. (dir), L'Économie de l'information : les enseignements des théories économiques, La Découverte, col. « Recherches », Paris, p. 131‑151. Neumayer, Éric (2007) « A missed opportunity: the Stern review on climate change fails to tackle the issue of non-substitutable loss of natural capital », Global Environmental Change 17(3):297-301. Mises, Ludwig von (1939) [1920], « Le Calcul économique en régime socialiste », dans Hayek, F. A. (dir.), L'Économie dirigée en régime collectiviste. Études critiques sur les possibilités du socialisme, Librairie de Médicis, Paris, p. 93‑132. Mises, Ludwig von (1938) [1922], Le Socialisme : Étude économique et sociologique, trad. P. Bastier, A. Terrasse et F. Terrasse, Librairie de Médicis, Paris. Stern, Nicholas (2006), The Economics of Climate Change – The Stern Review, Cambridge University Press, Cambridge.
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